Seule la victoire est jolie

Aujourd'hui, au travers des nombreuses informations distillées par la presse, un entrefilet a particulièrement retenu mon intention : Marc Guillemot [1] venait de battre le record de traversée de l'Atlantique Nord sur un monocoque de 60 pieds [2]. Pour beaucoup d'entre vous, cela peut paraître une nouvelle sans importance. Pourtant, cela va beaucoup plus loin qu'un simple record car il nous mène à considérer la place de la France dans le domaine de la voile de compétition depuis les années 60.

18 Juin 1964


En effet, c'est à cette époque, que, renaissant de ses cendres après le deuxième conflit mondial, le pays commence à se faire une place dans ce petit monde, réservé, alors, à des gens fortunés. Et on peut résumer cette entrée par une date : le 18 juin 1964 [3]. Ce jour-là, Eric Tabarly, un breton inconnu, vient de battre les Anglais, sur leur propre terrain, en remportant la Transat Anglaise [4]. Du jour au lendemain, les Français se découvrent un nouveau héros, un homme simple et silencieux et une nouvelle passion, la régate. Prophète d'une nouvelle aventure, Tabarly inspire à la suite de cet exploit, de nombreux jeunes hommes, qui, suivant l'exemple du Nantais, partent, eux aussi, arpenter les sept mers.

De l'artisanat


Pourtant, rien n'est gagné. A cette époque, Tabarly est quasiment seul. Officier de la Marine nationale et vétéran de la Guerre d'Indochine [5], il se met en détachement spécial pour parcourir, à la voile, les océans. Il paie ses équipiers avec sa maigre paie de capitaine de corvette [6]. Comprenant qu'il ne peut rivaliser avec les bateaux modernes, il délaisse le plan Fife qu'il a restauré [7] et conçoit avec les frères Costantini, Pen Duick II, le ketch [8] qui lui apporta la victoire sur l'Ostar. Un véritable tour de force. Il renouvellera cet exploit en 1976, sur Pen Duick VI [9].

Le deuxième exploit a lieu en 1968. Là, c'est un autre marin, Bernard Moitessier qui part affronter les terribles mers du Sud dans le cadre du Golden Globe Challenge [10]. Brillant écrivain en plus d'être navigateur, Moitessier est en passe de remporter l'épreuve, au nez et à la barbe des Anglais [11], quand il décide d'abandonner, ne trouvant plus de sens à son voyage [12]. 1968 est aussi une année importante pour le capitaine Tabarly, qui conçoit le premier trimaran de course au monde, Pen Duick IV [13], une merveille de technique, bien que peu esthétique. L'expérience engrangée par ce bateau sera à l'origine de la construction d'autres bestioles sur deux et trois pattes [14].

De courses...


Progressivement et au gré des expériences plus ou moins réussies, les années qui suivent, voient l'arrivée de bateaux de plus en plus complexes, et surtout, toujours plus rapides. L'évolution des matériaux permet, en effet, de faire de substantiels gains de performance. L'un des exemples les plus célèbres de ces progrès, est l'arrivée de la première Route Du Rhum en 1978. Créée par Michel Etevenon [15], cette course transatlantique relie, tous les quatre ans, Saint-Malo à Pointe-à-Pitre. Après 23 jours et quelques heures de course [16], le petit trimaran jaune du Canadien Mike Birch coiffe pour 98 petites secondes le monocoque de Michel Malinovsky. C'est le début de la domination des multicoques. Malinovsky déclara à cette occasion cette phrase : "Seule la victoire est jolie" [17].

Alors jeunes étudiants, Vincent Lauriot-Prévost et Marc Van Peteghem, voient dans cet événement retentissant l'avenir de la voile. Leur cabinet, VPLP, fondé en 1983, est à l'origine du plus grand trimaran de course actuel : Spindrift II, héritier d'une longue tradition de bateaux [18]. Les deux hommes ont également prodigué des conseils dans la conception de USA 17, dernier vainqueur de la Coupe de l'America en 2010 [19].

Outre La Route du Rhum, plusieurs autres compétitions sont créées : La solitaire du Figaro en 1970 [20], La Baule-Dakar en 1980 [21], Le Vendée Globe Challenge en 1989 [22], La Transat Jacques-Vabre en 1993,... Ces événements rythment la vie des marins et sont à chaque fois l'occasion de rassembler des foules toujours plus nombreuses. Dernière preuve en date, l'arrivée des concurrents du dernier Vendée Globe en début d'année.

...en records


Parallèlement à ces courses spectaculaires, la voile se lance aussi le défit des records : vitesse, distance ou temps de parcours deviennent depuis une trentaine d'années l'objet de féroces tentatives de la part de ces hommes et femmes. L'un des records les plus prestigieux est celui qui relie New-York au Cap Lizard [23]. En 1979, il est détenu par l’Écossais Charlie Barr, qui, en 1905, avait réussi à franchir la distance théorique de 2880 miles nautiques en 12 jours et quelques heures [24]. Olivier de Kersauson, ancien second de Tabarly tente de battre cette marque en avril 1979, avec un trimaran révolutionnaire Kriter IV [25]. Confronté à des conditions dantesques, lui et ses hommes sont obligés d'abandonner le navire. Finalement, l'année suivante, le maître Tabarly réussira à améliorer le temps de Barr à bord du trimaran Paul Ricard [26].

Ces records tous aussi prestigieux les uns que les autres sont l'occasion d'améliorer les bateaux : de nouveaux concepts voient le jour. Paul Ricard, que je viens d'évoquer, sera à l'origine, une quinzaine d'années plus tard, d'un trimaran radicalement nouveau, L'Hydroptère [27]. Ce bateau, appelé trifoiler [28], est optimisé pour la vitesse pure. Après une longue période de mise au point avec l'aide d'ingénieurs de plusieurs entreprises aéronautiques retraités [29], Alain Thébault, pulvérisa en 2009, les records de vitesse absolus sur 500 m et sur le mile nautique [30]. L'homme espère aller plus loin dans les années qui arrivent.

Le tour du monde, en équipage ou en solitaire offre, lui aussi, un terrain de jeu formidable. Après le Vendée Globe, l'une des courses les plus difficiles du monde, un groupe de marins passionnés [31], crée en 1992 Le Trophée Jules-Verne avec l'objectif avoué de passer sous les 80 jours autour du monde comme l'avait imaginé le célèbre auteur. En 1993, Bruno Peyron sur Commodore Explorer devient le premier marin à réussir ce pari. 20 ans plus tard, son frère Loïck mettra 34 jours de moins [32].

Il y a quelques jours, Francis Joyon est devenu le premier marin à posséder en même temps les quatre records hauturiers les plus prestigieux : record des 24 heures, record de l'Atlantique est-ouest et ouest-est et celui du tour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance [33].

La Coupe de l'America, dernier graal


Pourtant malgré cette extraordinaire réussite dans le domaine de la voile hauturière, les marins français buttent encore sur l'une des principales épreuves nautiques : La Coupe de l'America. Cette compétition, l'une des plus anciennes du monde [34], réunit tous les 2 à 5 ans, un defender et un challenger qui s'affrontent lors de régates. Créée en 1851 par les Américains et les Anglais sous forme de défi, la célèbre aiguière en argent a été très longtemps la propriété des Yankees, jusqu'à ce que leur hégémonie soit contestée par les Kiwis et les Suisses dans les années 90.

Médaillé d'argent aux Jeux Olympiques de Munich en 1972, Marc Pajot fut le premier Français à s'intéresser de prêt à la Coupe. participant à quatre reprises à la Coupe Louis-Vuitton [35], il n'est jamais parvenu à disputer la coupe au defender.

Jamais, depuis, un défi français n'est arrivé au bout de l'aventure. Pourtant, de près ou de loin, des ingénieurs, des marins, des architectes ont participé à l'aventure de la Cup. Outre VPLP que j'ai cité plus haut, on peut noter l'implication de Bertrand Pacé, finaliste en 2003 avec les Néo-Zélandais, Loïck Peyron, actuellement engagé avec les Suédois d'Artemis Racing, l'un des challengers pour la prochaine Coupe, ou encore Hervé Devaux, ingénieur spécialisé dans le calcul des structures, et co-concepteur de USA 17.

A la vue de ces compétences, on ne comprend pas dès lors que les Français n'aient pas réussi à inscrire un seul défi pour cette 34ème édition. Tous ceux qui étaient envisagés un temps, Aleph France de Bertrand Pacé, Energy Team des frères Peyron ou le syndicat franco-allemand initié par le duo Olivier de Kersauson-Stéphane Kandler ont renoncé. A chaque fois, la même raison a été invoquée. aucun sponsor n'a été prêt à investir les sommes nécessaires pour aller au bout de l'aventure et avoir une chance de s'imposer. Et pourtant les chances de le faire n'étaient pas négligeables, tant les Français sont experts dans le domaine des trimarans de course. Une chance passe.

On ne peut que regretter qu'aucune entreprise n'ait voulu s'impliquer dans le projet. Alors que certains pourraient s'indigner des sommes à engager [36], elles restent plus que raisonnables si on les compare à celles que dépensent certains clubs de football européens dans le recrutement de joueurs [37].

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[1] Marc Guillemot est le skipper de Safran. Il avait dû abandonné au bout de quelques heures seulement le dernier Vendée Globe sur une rupture de quille.
[2] Le nouveau temps de référence : 8 jours 5 heures 20 minutes et 20 secondes. Le résumé du record est consultable sur le site du journal L'Equipe à ce lien.
[3] Le 18 juin est, rappelons-le, le jour anniversaire de l'appel du Général de Gaulle. Le président remettra d'ailleurs à Tabarly les insignes de chevalier de la Légion d'Honneur.
[4] Il bat Sir Francis Chichester (1901-1972), vainqueur de l'Ostar en 1960.
[5] En tant que pilote.
[6] D'après les paroles, d'Oliver de Kersauson dans Mémoires Salées (1985).
[7] Le célèbre Pen Duick (mésange noire en breton) qu'il racheté à son père. Tabarly a toujours refusé que le bateau soit classé monument historique.
[8] Un ketch est un bateau doté deux mats : un grand mat et un mat d'artimon, situé derrière et plus petit.
[9] Il affrontait dans cette édition son ancien second Alain Colas.
[10] Organisé par le journal anglais The Sunday Times. l'épreuve consistait en un tour du monde par les trois caps (Bonne-Espérance, Leeuwin et Horn dans cet ordre) sans escale et sans assistance.
[11] Cette fois ce fut Robin Knox-Johnsont qui failli en être victime.
[12] Bernard Moitessier raconta son voyage dans un livre, La Longue Route (1971).
[13] Racheté par Alain Colas, le bateau fut rebaptisé Manureva. Conçu en aluminium et donc submersible, il disparut corps et bien lors de la Route du Rhum 1978.
[14] Les catamarans (2 coques) dont s'est fait une spécialité Bruno Peyron avec l'architecte Gilles Ollier.
[15] On m'a également soufflé la participation de Florent de Kersauson.
[16] Aujourd'hui le record est détenu par Lionel Lemonchois depuis l'édition 2006. la prochaine édition partira en novembre 2014.
[17] D'où le titre de ce billet.
[18] Auparavant la propriété de Banque Populaire, le bateau était connu sous le nom Maxi Banque Populaire V. Il est l'héritier en droite ligne de Géronimo et de Groupama III.
[19] Les règles de jauge imposant cette année-là des multicoques. Le bateau vainqueur, disposait d'un mat-aile rigide de 56 m !
[20] Cette course par étapes, destinée aux bateaux de série, propose un parcours à travers des mers d'Europe de l'ouest. L'épreuve a révélé plusieurs marins tels que Eugène Riguidel Philippe Poupon ou encore Jean Le Cam.
[21] Quatre éditions ont été organisées, la dernière en 1991.
[22] Renommé aujourd'hui Vendée Globe.
[23] Le cap Lizard est l'extrémité sud des Cornouailles.
[24] Soit environ 10 nœuds (1 nœud = 1.852 km/h) !
[25] Conçu par Xavier Joubert en 1978 et assemblé à Cherbourg, il termina 4ème de la Route du Rhum cette année-là.
[26] Le temps exact est 10 jours 5 heures 14 minutes et 20 secondes, soit environ 2 jours de moins que Barr, 75 ans avant.
[27] Mis à l'eau en 1994. Le bateau est aujourd'hui à San Francisco. Site officiel à ce lien.
[28] Un foil (prononcé "foal") est un plan porteur.
[29] Surnommés affectueusement "Les Papés" par Thébault.
[30] Ces records 51.36 nœuds et 50.17 nœuds respectivement ne sont plus les records absolus.
[31] Parmi eux, on trouve Bruno Peyron, Olivier de Kersauson, Yvon Fauconnier, Florence Arthaud (vainqueur de La Route du Rhum 1990) ou encore Titouan Lamazou (vainqueur du premier Vendée Globe).
[32] 45 jours 13 heures 42 minutes 53 secondes, record actuel.
[33] Les temps sont résumés dans cet article.
[34] Avec le tournoi de tennis de Wimbledon (1877) ou encore The Boat Race (1829).
[35] Le vainqueur de la coupe Louis-Vuitton est le challenger officiel et affronte donc le détenteur de la Coupe.
[36] On parle de 70 à 100 millions d'euros sur une période de 5 ans.
[37] Par comparaison, le PSG dépense plus de 300 millions d'euros par an.

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