Interview d'Henri Schneider par Jules Huret

Jules Huret, journaliste connu pour ses interviews d'hommes célèbres - notamment d'écrivains - rapporta la discussion qu'il eût un jour avec Henri Schneider, fils d'Eugène Schneider, premier du nom, co-fondateur avec son frère, Adolphe, des forges du Creusot [1]. La conversation que je rapporte ici, est extraite de son ouvrage Enquête sur la question sociale en Europe publié en 1897.

Les deux hommes y abordent plusieurs thématiques telles que les relations entre le patron et ses ouvriers, le rôle du capital dans l'entreprise ainsi que la réglementation du travail [2]. Au regard des questions posées par Huret et des réponses fournies par l'industriel Schneider, force est de constater, qu'un peu plus d'un siècle plus tard, le débat se poursuit encore. Mais je vous laisse juger par vous-même.

"Henri Schneider : Mais les socialistes, qu’est-ce qu’ils veulent ?
Jules Huret : On dit qu’ils voudraient supprimer le patronat... ou plutôt les privilèges exagérés des patrons.
Henri Schneider : Est-ce admissible ? Ne faut-il pas une tête pour penser ? Rêve-t-on un Pasteur [3] sans tête qui trouverait, avec ses mains ou ses pieds, le moyen de guérir la rage ? De même, comment admet-on une usine sans une tête qui pense pour tous les autres, un patron ?
[...]
Jules Huret : Mais, s’il faut une direction à l’usine, est-il indispensable que ce directeur absorbe à lui seul tous les bénéfices ?
Henri Schneider : Ça, c’est autre chose. Pensez-vous qu’il ne faut pas de l’argent pour faire marcher une « boîte » comme celle-ci ? À côté du directeur, de la tête, il y a le capitaliste, celui qui apporte la forte somme. C’est ce capital qui alimente tous les jours les usines en outillages perfectionnés, le capital sans lequel rien n’est possible, le capital qui nourrit l’ouvrier lui-même. Ne représente-t-il pas une force qui doit avoir sa part des bénéfices ? Comment empêcher le capital de se former ? Je prends un exemple. Il y avait un ouvrier qui gagnait cinq francs par jour. Il s’est dit : « Tiens ! Bibi n’a besoin que de quatre francs pour vivre, Bibi va mettre un franc de côté tous les jours. » Au bout de l’année, il a 365 francs. Il recommence l’année suivante, dix ans, vingt ans de suite, et voilà un capitaliste ! Presque un petit patron ! Son fils pourra agrandir le capital paternel, c’est peut-être une grande fortune qui commence.
Jules Huret : Mais si l’ouvrier a cinq enfants et une femme à nourrir, comment mettra-t-il de l’argent de côté ? Bibi n’aura-t-il pas plutôt faim ?
Henri Schneider (M. Schneider leva les bras et les épaules d’un air qui signifiait) : Qu’y faire ? (avant d'ajouter) Ça, c’est une loi fatale.., On tâche, ici, de corriger, le plus qu’on peut, cette inégalité... mais comment la supprimer ? Oh ! À cet égard, le Pape [4] a dit tout ce qu’il y avait à dire. Je trouve que sa dernière Encyclique est une merveille de sagesse et de bon sens. Il y explique que le patron a des devoirs à remplir vis-à-vis des salariés [5].
Jules Huret : Et l’expropriation des industriels et des capitalistes, annoncée par les marxistes, comment l’envisagez-vous ?
Henri Schneider : C’est du vol ! On peut aller chez vous, prendre tout ce qu’il y a et vous expulser ! Je ne vois vraiment pas comment tout cela pourrait s’arranger.
Jules Huret : Que pensez-vous de l’intervention de l’État ? De la journée de huit heures ?
Henri Schneider : Je n’admets pas du tout l’intervention d’un préfet [6] dans les grèves. C’est comme la réglementation du travail des femmes et des enfants [7]. On décourage les patrons de les employer. Pour moi, la vérité, c’est qu’un ouvrier bien portant peut très bien faire ses dix heures de travail par jour et qu’on doit le laisser libre de travailler davantage si ça lui fait plaisir."

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[1] Les forges ayant fait faillite en 1833, les frères Adolphe et Eugène Schneider les rachetèrent avec l'appui de la banque Seillière.
[2] Pourtant bien peu contraignante à l'époque en comparaison d'aujourd'hui !
[3] Il s’agit bien ici du célèbre scientifique, découvreur du vaccin contre la rage.
[4] Ici, Henri Schneider fait allusion au pape Léon XIII, auteur de l'Encyclique "Rerum Novarum" en 1891, dans laquelle il critique l'idée de lutte des classes et plus généralement de socialisme, considérant que patron et salarié sont indispensable l'un à l'autre.
[5] Notamment au niveau des salaires.
[6] Le préfet est le représentant du ministère de l'intérieur chargé du maintien de l'ordre public.
[7] Je précise ici que le travail des enfants était déjà interdit avant l'âge de 12 ans à cette époque (et ce depuis 1840). La famille Schneider avait, à cet égard, fait bâtir des écoles pour éduquer et former les enfants des ouvriers.

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