Néologismes : un savoir-faire de technocrates

Depuis quelques temps, le gouvernement et par extension la majorité du Parlement, semblent avoir recours à des expressions un peu bizarres [1], une sorte de réécriture d'un vocabulaire déjà existant, mais remis au goût du jour par la kyrielle de technocrates, estampillés du titre de "conseiller" ou de "chargé de mission", et qui après être sortis de l'ENA (ou d'un équivalent), trouvent refuge dans un quelconque ministère au service d'un ministre tout aussi éphémère que la rose du poème. La lecture de ces quelques saillies - on ne doit plus dire désormais "se lancer dans des projets" mais "construire des possibles" [2] - m'a rappelé l'un des réquisitoires de Pierre Desproges, dans le défunt - mais génial - Tribunal des Flagrants Délires, diffusé au début des années 80 sur France Inter. Je vous le livre tel quel [3] :
"De même qu'on dit aujourd'hui un "non-voyant" pour ne pas choquer la susceptibilité des aveugles, ou une "non-bandante" pour ne pas choquer la susceptibilité des boudins, on devrait créer un néologisme pour ne pas choquer la susceptibilité des Corses. On pourrait dire les "non-bossants" par exemple. C'est une simple question de délicatesse.
Ainsi, moi qui vous parle, j'ai un beau-frère nain, cul-de-jatte, manchot, sourd, muet, con et pacifiste. Pour égayer sa vie, il suffirait que nous l'appelions le non-grandissant, non-gambadant, non-embrassant, non-entendant, non-jactant et non-comprenant, et non-violent. Je dis "non-violent" parce que quand je lui balance mon poing dans la gueule, c'est rare qu'il me le rende.
Tout cela, répétons-le, est affaire de délicatesse. On ne dit plus un "infirme", on dit un "handicapé". On ne dit plus "un vieux", on dit "une personne du troisième âge".
Pourquoi alors continue-t-on à dire "un jeune", et non pas "une personne du premier âge" ? Est-ce que dans l'esprit des beaux messieurs bureaucratiques qui ont inventé ces merveilleux néologismes, la vieillesse serait une période de vie infamante au point qu'on ne peut plus l'appeler par son nom ? Est-ce que nous vivons au siècle de l'hypocrisie suprême ?
Y'a de plus en plus de vieux. Ils meurent de plus en plus seuls ; on les retrouve souvent recroquevillés dans leur mansarde, avec le crucifix sur le ventre et le squelette du chat à côté, morts depuis des semaines et des mois, si l'on en croît les gazettes. Ou alors, ils moisissent et s'éteignent dans des mouroirs provinciaux bien proprets, dans l'indifférence générale, car les jeunes ont le problème de la vignette moto - faut vraiment les comprendre.
Tout cela serait horrible, mais, mais on dit "personne du troisième âge" au lieu de dire "vieux", et le problème est résolu.
Y'a de moins en moins de "pauvres vieux", mais de plus en plus de "joyeux troisième-âgistes". 
Il n'y a plus de "pauvres affamés sous-développés", mais de "sémillants affamés en voie de développement".
Il n'y a plus "d'infirmes", mais de "pimpants handicapés".
Il n'y a plus de "mongoliens", mais de "brillants tri-chromosomiques".
Françaises, Français, réjouissons-nous, nous vivons dans un siècle qui a résolu tous les vrais problèmes humains, en appelant un chat, un chien."
En son temps, cet "empêcheur de tourner en rond" qu'était Desproges avait déjà remarqué cette capacité de nos élites à fabriquer des néologismes, tous aussi pompeux les uns que les autres, avec l'intention véritable de changer le monde avec. Trente ans après, rien n'a changé ou presque : les expressions changent mais les maux restent...

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[1] Quand j'étais au collège, j'ai entendu parler de "référentiel bondissant" pour désigner un ballon.
[2] Pour d'autres, je vous invite à vous rendre sur le site du journal Le Figaro à ce lien.
[3] Réquisitoire contre Renée Saint-Cyr (actrice et mère de Georges Lautner), diffusé le 6 avril 1981. Ce texte est bien évidemment humoristique.

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